Faire entendre une voix forte

Entretien

Faire entendre une voix forte

Entretien avec Odile Sankara autour de Et que mon règne arrive

Le texte de Léonora Miano répond à une commande que vous lui avez passée. Pourquoi ? 

Nous l'avons invitée aux Récréâtrales, le festival de théâtre le plus important de l'Afrique francophone, qui a lieu tous les deux ans à Ouagadougou depuis 2002. À la faveur de cette rencontre, je lui ai exprimé ce désir qu'elle m'écrive une pièce pour la scène. Une pièce avec deux personnages féminins et un personnage masculin. Je voulais des personnages féminins forts car le théâtre contemporain en manque. Je voulais également un texte qui nous sorte de la victimisation pour nous projeter dans le futur autour des thèmes de l'éducation et de la transmission. Un texte écrit par une femme africaine, pour faire entendre une voix originale et forte qui parle de l'endroit d'où je suis. Léonora Miano, par son parcours et sa présence au monde, témoigne d'une grande profondeur de réflexion sur le féminisme, les femmes africaines, l'Afrique et sa diaspora et plus généralement la société qui l'entoure. 

Comment voyez-vous le statut des femmes africaines aujourd’hui ?

Il est au cœur des sociétés africaines, ce qui n’est pas nouveau puisqu’elles ont toujours eu une place de premier plan par leur créativité, leur rôle essentiel dans l’éducation et la transmission, ainsi que par leurs activités économiques. Mais leur présence dans l’histoire a été niée au moment de la naissance des Etats nouveaux dont elles ont été doublement victimes, comme colonisées et comme femmes. Elles ont été actrices de l’histoire même si on a voulu effacer leurs engagements et leurs réussites.

Après les indépendances, il n’y a pas eu d’évolution ?

Pas vraiment et la preuve en est leur absence dans les livres d’Histoire utilisés dans les écoles avant une période récente. Des figures emblématiques ressurgissent maintenant grâce aux recherches historiques : Anna Zinga, reine en Angola à la fin du XVIe siècle, Saraouina Mangou, amazone et magicienne qui se bat contre les colons au Niger à la fin du dix-neuvième siècle… et bien d’autres.

« Ce qui est très intéressant dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une parole manichéenne, avec des femmes combattantes d’un côté et des hommes oppresseurs de l’autre, c’est plus nuancé. »

Les deux personnages féminins sont très différents…

Oui, il y a une intellectuelle, Eyitope Osimore qui est une sorte de guérisseuse moderne. Elle est très sollicitée par les jeunes filles en quête de connaissance, et est souvent invitée dans les colloques européens. L’autre jeune femme, Tedoxe, hyper moderne venue d’un milieu beaucoup moins favorisé, a besoin d’amour pour trouver son équilibre. Elle est fragilisée par les viscissitudes de la vie, elle fait d’Eyitope un modèle. Entre ces deux femmes, aux deux regards très différents, mais incarnant toute deux une forme de modernité, naît une discussion très riche.

Léonora Miano ne refuse pas les contradictions ?

Elle sait que les femmes africaines sont partagées entre leur désir de lutter contre le pouvoir des hommes et leur envie de séduire et d’être désirées. Dans tous les cas, l’un n’empêche pas l’autre. Elle est également consciente du rôle que les hommes se doivent de jouer pour affirmer leur puissance alors qu’ils sont souvent profondément destabilisés. Ce qui est très intéressant dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une parole manichéenne, avec des femmes combattantes d’un côté et des hommes oppresseurs de l’autre, c’est plus nuancé.

Le texte est aussi très critique vis-à-vis d'une forme de féminisme occidental qui ne comprend pas forcément la situation des femmes africaines… 

La sororité planétaire pourrait faire de la lutte pour le féminisme un bel outil de communion de la pensée. Dans les colloques internationaux, les femmes africaines n'ont pas voix au chapitre. Il y a souvent chez les féministes américaines et européennes une tendance à donner des leçons sur la façon de mener la lutte de libération des femmes. Elles oublient parfois que les femmes africaines n'ont pas attendu pour entamer le combat. Dans la pièce, l'intellectuelle parle d'un radotage féministe qui n'a pas d'influence sur le sort quotidien des femmes africaines. Elle veut dire « l'Afrique de l'intérieur », en étant au cœur des sociétés africaines avec leur passé et leur présent, persuadée que la femme africaine est indispensable pour créer un nouveau féminisme qui n’a pas d’influence sur le sort quotidien des femmes africaines. Elle veut dire « l’Afrique de l’intérieur », en étant au cœur des sociétés africaines avec leur passé et leur présent, persuadée que la femme africaine est indispensable pour créer un nouveau féminisme. Léonora Miano attire l’attention sur la différence des combats et c’est nécessaire pour avancer avec un objectif commun, tout en empruntant des chemins différents.

Léonora Miano aborde aussi des sujets souvent tabous comme la sexualité. Comment les actrices ont-elles réagit à l’idée d’aborder ce sujet ?

Nous avons fait un travail formidable de lecture à la table avant de passer sur le plateau, ce qui a permis de répondre à des questionnements légitimes et d’aller au fond du texte pour dépasser notre propre entendement. Ensuite, il y a eu comme une évidence à aborder ce sujet et à prendre conscience du pouvoir des femmes dans la sexualité. Ce qui est très intéressant dans le texte, c’est qu’il met en avant l’énergie des femmes au-delà du corps, donc de la sexualité et leur pouvoir rédempteur. Bien sûr, la peur des hommes face à la liberté des femmes est souvent liée à la sexualité. L’avantage de cette pièce, c’est qu’elle aborde des thèmes très forts dans une langue très construite mais claire et directe. 

Comment avez-vous travaillé ?

Après les lectures à la table, nous (les trois comédien.nes et moi) avons travaillé sur le plateau entouré·es par des créateurs de talent comme Yssouf Yaguibou à la scénographie, Salia Sanou pour la chorégraphie, Patinda David Zoungrana pour la musique et ma collaboratrice française, Delphine Perrin pour les lumières. Nous avons réuni les moyens nécessaires pour faire aboutir notre projet. Même si on sait aujourd’hui que l’économie de la création est très obsolète et par conséquent on n’en a jamais suffisamment pour répondre aux enjeux de la création.

Il y a une part musicale dans le spectacle. Elle était inscrite dans le texte original ?

Non, à part à travers une chanson de Nat King Cole qui est évoquée. Mais implicitement, oui. La musique gronde sourdement dans ce texte et je dirai même dans l’écriture de Léonora Miano. Je voulais que les interprètes aient des corps très présents et il m’a semblé que la musique et la danse devaient avoir une part aussi importante pour qu’ils puissent s’exprimer. C’est également le genre théâtral que j’aime et partage.

Quelle est la situation du théâtre en Afrique ?

Très diverse selon les pays. Le Burkina Faso est assez exemplaire puisque ce pays a une vie artistique foisonante avec plusieurs festivals de cinéma, de danse, de théâtre, de musique, d’arts plastiques reconnus internationalement et une vie culturelle importante au quotidien. C’est assez exceptionnel et c’est lié à la vie politique mouvementée de mon pays qui a connu une période « révolutionnaire » entre 1983 et 1987 animée par Thomas Sankara, qui a accordé une grande attention à la culture. Nous avons des théâtres qui font un travail remarquable de création et de formation. Les Récréâtrales sont une sorte de catalyseur de toute cette dynamique.

Propos recueillis par Jean-François Perrier en juin 2022.